Rahim Demirbas est un vieil homme. Sa vie est pleine et ce qui semble lui apporter aujourd'hui une certaine sérénité est la contemplation de ses arbres.
Voilà plus de vingt ans qu’il en plante, près d’une centaine d’espèces différentes dans la partie la plus desséchée du plateau anatolien. Sapins, cèdres, abricotiers, noyers, marronniers d’Inde, cerisiers et poiriers sauvages résistent opiniâtrement à la sécheresse et se côtoient avec bonheur. Ce professeur de mathématiques à la retraite a employé la totalité de l’épargne de sa vie et le fruit de la vente de ses deux maisons pour planter et protéger 22.000 arbres sur ces montagnes stériles et ces pâturages battus par un vent incessant.
Rahim Demirbas (by Nicholas Birch)
Combattre le désert.
Les terres d’Eregli ressemblent à s’y méprendre à un désert. C’est pourtant bien ici, au sud du plateau anatolien et à l’ombre d’une crête baptisée du nom de cerfs disparus il y a bientôt 50 ans que Rahim a décidé dès 1998 de planter sa forêt.
Le village de Beyoren abritait plus de 200 familles en 1940. Il est presque abandonné aujourd’hui. " Bien sûr les villageois ont pensé que j'étais fou, ma famille aussi, mais ils commencent lentement à comprendre". Du village, on peut voir dérouler la vallée et presque 10.000 arbres monter sur les flancs opposés de la montagne, notamment les plus vieux d’entre eux, des cèdres hauts maintenant de plus de six mètres.
Au cours de ces dernières années, Rahim a planté 12.000 arbres de plus sur une seconde portion de terre qu'il a acheté à quelques kilomètres de distance, en descendant vers la plaine. Il se tourne pour regarder plus bas une vaste cuvette déboisée que surmonte à l’horizon la ligne des monts Taurus couverts de neige. "Une goutte dans l'océan" soupire-t-il "mais Mevlana rappelle que chaque goutte d'eau alimente l'océan."
Rahim est un autodidacte, il a été le premier habitant de Beyoren à obtenir une éducation universitaire. A l’heure de prendre sa retraite au début des années 90, il avait mis de côté une somme d'argent considérable. Ensuite il a réussi à en gagner encore plus, en vendant des tapis aux touristes dans la ville de Konya. Il a utilisé cet argent (plus de 110 000€) pour acheter de jeunes arbres et des barrières afin de les protéger et d’empêcher les chèvres d’entrer pour les manger. Aujourd'hui, même s’il ne lui reste presque plus rien, il veut continuer à planter. Alors il cite un proverbe du prophète Mohamed : " Si vous avez un jeune arbre, plantez-le, même si le jour du jugement dernier est arrivé." Dans un grand sourire, il dit devoir en planter 28.000 supplémentaires afin d’atteindre un beau total de 50.000 arbres.
Plus que pour l'argent, il s’inquiète du manque d'eau. Il a déjà posé six kilomètres de tuyaux pour que l'eau du Karacadag parviennent jusqu’à sa forêt, et il a construit six piscines pour la stocker. Mais il y a de moins en moins de neige sur la montagne chaque année, et les piscines sont à sec dès août. Après avoir essayé seul de creuser un puits, il souhaiterait que le Département d’Etat lui apporte son aide. « Je les payerais » assure-t-il « ce n’est pas de la charité que je veux, mais un forage approprié ». Un peu plus d'eau, et il se dit sûr de pouvoir couvrir totalement le flanc est de la montagne d’une forêt aussi dense qu’elle pouvait l’être il y a cent ans, avant que les gens du pays n’aient coupé tous les arbres et déchiré leurs racines pour se chauffer.
« Mes ancêtres étaient des nomades » explique Rahim « ils installaient leurs tentes, prenaient ce dont ils avaient besoin, et puis se déplaçaient. Parfois je pense que la Turquie n'a jamais quitté sa tente. La vitesse à laquelle nous épuisons ce pays, c’est comme si nous avions prévu de la déplacer ailleurs dès demain. »
Croire que les arbres peuvent sauver le monde.
Voilà plus de deux décennies que Rahim a commencé à planter sa forêt, en persuadant des villageois de Beyoren de le suivre jusqu'à la montagne pour y semer des glands. Un de sept enfants, son fils Halil pense que le projet a pris beaucoup plus de signification pour son père après que son plus jeune fils soit mort, à l’âge de 18 ans. «Il voit les arbres comme des souvenirs » murmure Halil, qui dirige une école privée que Rahim a ouverte dans la ville voisine de Karapinar. « Dans notre culture, vous plantez des arbres au-dessus des tombes. Einstein a eu une belle formule : e=mc2. L’énergie ne disparait pas, elle se transforme ».
Marchant dans sa forêt, Rahim ne mentionne son fils qu’une seule fois, se rapportant à une croyance répandue dans quelques régions de la Turquie, selon laquelle les feuilles tombant des arbres en automne éclairent les péchés des morts et leur chemin vers le paradis. Sa phrase se perd dans le silence, il s'arrête et regarde vers le ciel, toujours gris, toujours sec.
Il s'assied au pied d'un sapin et prend une gorgée d'une bouteille d'eau. Alors qu’il était enfant, il avait l'habitude au printemps de voler des oisillons dans les nids et il essayait de les élever lui-même. Ils n'ont jamais survécus très longtemps. Aujourd’hui, près de la moitié des arbres ont des nids. « Les oiseaux m'ont pardonné ». Il se lève, soupire, satisfait. « Reposez-vous sur cette terre pendant cinq minutes et vous vous sentez régénéré. J'ai quitté le village quand je n'avais que 17 ans, mais le village, lui ne m’a jamais quitté. »
Source : Nicholas Birch
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